Un dialogue entre Dariush Shayegan et Tariq Ramadan
Islam : le temps de l’autocritique
L’un est iranien, philosophe, et se tient au croisement de la pensée des Lumières et de la mystique soufie. L’autre, théologien musulman " réformiste ", entend aider l’islam à se régénérer. Beaucoup de choses les séparent. Une certitude les réunit : le massacre du World Trade Center montre la nécessité, l’urgence pour l’islam d’un grand débat intérieu.r
Le Nouvel Observateur. - Croyez-vous que les groupes terroristes liés à l’islamisme radical sont bien les responsables des attentats du 11 septembre ?
Tariq Ramadan. - Cela me paraît très probable. On sait - et tous les musulmans savent, où qu’ils vivent - que ces groupes existent ; on les a vus, on les a entendus. J’attends néanmoins du gouvernement américain qu’il apporte des preuves car il demeure certaines zones d’ombres troublantes. Mais de toute façon, quels que soient les auteurs des attentats, ma condamnation est totale et sans condition.
N. O. - Soyons encore plus clair. Vous connaissez la rumeur qui court dans le monde arabe : c’est un coup du Mossad ou du FBI. Vous n’y croyez pas...
T. Ramadan. - Non, je n’y crois pas. Mais je n’exclus pas qu’il y ait pu avoir des connexions plus complexes que celles qu’on nous propose. Et la crainte que j’ai aujourd’hui, c’est que le flou qui subsiste quant aux faits aboutisse dans le monde musulman à éviter l’autocritique nécessaire. Ce qui m’intéresse au premier chef, ce n’est pas de savoir qui a fait le coup, mais de savoir qu’il y a potentiellement, chez les musulmans, des gens capables de faire cela.
Dariush Shayegan. - Je crois aussi, même si toutes les preuves ne sont pas réunies, qu’il y a une grande probabilité que ce soient les réseaux islamiques liés à Ben Laden. Et que ces événements sont une manifestation de la crise qui agite l’ensemble du monde islamique. Elle a démarré dans les années 20, explosé avec la révolution iranienne de 1979, puis s’est répandue un peu partout - car lorsque l’islam devient révolutionnaire, qu’il soit sunnite ou chiite, cela se ressemble beaucoup. A la source, il y a l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques. On a fait de l’islam une idéologie militante révolutionnaire. On a confondu messianisme et histoire.
T. Ramadan. - L’autocritique à laquelle j’appelle commence par une étude sur l’Histoire. Car la violence n’est pas récente. Elle est présente très tôt, avec le mouvement des kharidjites. Un événement comme celui-ci doit nous pousser à une relecture de notre propre Histoire, car on ne peut pas construire son avenir si on néglige cette mémoire. Il nous faut ensuite nous pencher sur ce qui est une des grandes faiblesses dans le monde musulman : c’est l’absence de dialogue intracommunautaire. Il y a de nombreux courants, mais on ne se parle pas. Je ne crois pas, contrairement à certains, qu’il y ait des islams. Nous avons une appartenance commune, définie par le rapport à des textes que nous citons tous, le Coran et la Sunna, mais que nous lisons et interprétons différemment. Donc une multiplicité de tendances, de courants, liés à l’Histoire, à l’intelligence des gens... Je ne suis pas du genre à dire que le radicalisme naît uniquement dans les taudis.
N. O. - En d’autres termes, vous ne souscrivez pas à l’explication politiquement correcte en vogue consistant à dire : l’islamisme radical n’a rien à avoir avec l’islam. Pour vous, que cela nous plaise ou non, l’islamisme radical fait bien partie de la famille...
T. Ramadan. - C’est le produit d’un type de lecture de textes. Il faut le dire. Quand se produit un événement comme celui du World Trade Center, on ne peut pas dire " nous n’y sommes pour rien " et passer à autre chose. Il faut regarder la réalité en face : il y a aujourd’hui une frange qui pense comme cela. D’où la nécessité du dialogue intracommunautaire d’abord. C’est à l’intérieur de l’islam que le débat critique doit s’engager, sans excommunication reductrice et confortable. Rejeter ces gens hors de l’islam ne réglerait rien. Il faut déterminer les normes qui nous permettent de dire clairement : " Cela n’est pas islamiquement légitime. "
N. O. - N’est-il pas troublant qu’aucune autorité religieuse n’ait lancé une fatwa contre les responsables de la tuerie du World Trade Center ?
T. Ramadan. - Il est très sain au contraire qu’il n’y ait pas eu de fatwa disant : il faut tuer Ben Laden. Il y a eu une fatwa claire qui dit : il faut juger les coupables, quels qu’ils soient. Cela, c’est une fatwa juste. Chacun a droit à un jugement avant sa condamnation.
N. O. - Où se situe pour vous la frontière entre islam et islamisme radical ?
T. Ramadan. - La vision qui simplifie les choses de l’extérieur - d’un coté les modérés, de l’autre les fondamentalistes ou les islamistes - ne me convient pas. La réalité est plus complexe que " il y a les gentils et les méchants ". Ce qui définit les catégories, ce sont les modes de lecture du texte. J’en vois six.
1) Le mode traditionaliste, qui est, par exemple, celui des " tablighi ". Eux ne font pas de politique ; ils parlent de culte, de rituel. Mais parfois, quand se produit une fracture sociale avec son environnement, le traditionaliste peut adopter une posture politique réactive. On l’a vu.
2) Le littéralisme. Les littéralistes veulent revenir à l’état idéal des origines. Pour eux, on ne discute pas le Texte. S’il est écrit " noir ", c’est noir. En apparence, ils ne font pas de politique, mais jamais vous ne les entendrez critiquer l’Arabie Saoudite. C’est de là qu’ils reçoivent leur argent. Et là qu’ils vont se former. On leur dit : " En Occident, pas de politique ; vous êtes dans dar el-harb, l’espace de la guerre. "
3) Le réformisme. Pour les gens de ce courant, ce qu’il faut retrouver de la première époque, ce n’est pas la lettre, c’est l’esprit et le dynamisme intellectuel avec lequel on interprétait le texte. C’est la lecture dite " du renouveau " : renouveau de l’esprit en fonction du contexte.
4) Les islamistes radicalisés, extrémistes. Ils ont une lecture littéraliste mais politisée. Leur but est clairement affiché : instaurer un Etat islamique soumis à une interprétation répressive de la charia. C’est par exemple le Parti de la Libération, à Londres, qui proclame : " Un jour, le drapeau de l’islam flottera sur le 10, Downing Street. " Ils disent : " Tu n’es pas musulman selon les normes si tu acceptes que l’Etat dans lequel tu vis ne respecte pas les règles de l’islam. " Tout ce qui n’est pas musulman, c’est la " jâhiliya " : la période de l’ignorance préislamique.
N. O. - Ils sont dans une posture de conquête ?
T. Ramadan. - De conflit et de conquête. L’objectif, c’est le pouvoir !
N. O. - Et cette lecture-là vous paraît légitime, correcte, au regard des textes ?
T. Ramadan. - Non, elle ne l’est pas. Et c’est là qu’il faut provoquer le débat et dire : " Attendez, s’il y a six mouvements, il faut qu’on sache. On ne peut dire que les six lectures sont légitimes. " Je poursuis.
5) La lecture rationaliste, qui dit : " Le texte est une référence, pas une prison. Ce qui compte, c’est que tout dans le texte renvoie à ma raison. Donc tout ce que je vais élaborer à partir de ma raison autonome, qui peut être inspiré, par exemple, par les droits de l’homme, est légitime en soi. "
6) La dernière tradition, qui est importante, c’est la tradition soufie. Elle dit : " Le Texte appelle une interprétation ésotérique, et non pas exotérique. "
N. O. - Pour être tout à fait clair, où vous situez-vous, vous-même ?
T. Ramadan. - Je suis de la tradition réformiste, qui tend à mettre en évidence aujourd’hui, eu égard à notre situation en Occident, le nécessaire apport de la rationalité. Je n’ai pas envie, dans l’univers dans lequel je vis, d’être moins musulman pour être plus citoyen suisse ou français. Je veux être les deux.
N. O. - L’expérience montre que ces catégories sont loin d’être étanches. Au moins pour les quatre premiers types de lecture il est assez facile de passer d’une école à l’autre...
T. Ramadan. - Le monde de l’islam est un monde d’êtres humains. Votre posture sociale n’est pas seulement déterminée par votre mode de lecture des textes, mais aussi par des conditions sociales, des rapports humains, des blessures sociales, des rencontres... Les talibans, il y a longtemps qu’ils existent ; et longtemps ils n’ont pas fait de politique. C’était des piétistes. A un moment donné, il y a une utilisation politique de leur mouvement. Un leader affirme : " J’ai fait un rêve, le Prophète m’a dit : Vas-y. " Mais qu’y a-t-il derrière le rêve ? Il faut se souvenir de l’aide donnée par les Américains à la résistance afghane la plus radicale...
Ces mouvements piétistes peuvent basculer pour des raisons politiques, sociales (la pauvreté), mais aussi parfois par des manipulations externes. Et j’insiste aussi sur le rôle historique de la répression. On ne comprendra pas les ruptures radicales dans le monde musulman si on ne fait pas le compte des répressions qui se sont exercées après les indépendances. Pas pour tout légitimer, mais pour comprendre ce qui se passe.
D. Shayegan. - C’est très intéressant, ces six lectures. Mais finalement, les quatre premières (je laisse de côté le rationalisme et le soufisme) se ressemblent beaucoup. Toutes sont issues de l’échec de l’islam. L’islam est resté à l’écart des grands moments de l’Histoire. Sous l’Empire ottoman, on n’a pas pris conscience des réformes, notamment religieuses, qui s’accomplissaient en Occident, on a ignoré la révolution des Lumières. On ne s’en est rendu compte qu’au xixe siècle.
Pour le monde musulman, ce fut un formidable choc. Et, au lieu de chercher ce qui n’allait pas à l’intérieur, on a cherché des boucs émissaires. Cela fait cent ans que le monde islamique se raconte les mêmes histoires, ressasse les mêmes thèmes. On n’avance pas. Pis, on régresse : il y a une tendance à jeter aux oubliettes 1 400 ans d’histoire et de culture islamiques.
L’apogée de la culture islamique se situe aux xe, xie et xiie siècles. A cette époque, l’Islam est une grande civilisation, ouverte. Vous avez des philosophes, des poètes, des savants, des musiciens... Et que voit-on, mille ans plus tard ? L’Islam se referme sur lui-même. A force d’échecs, il veut renier l’autre et renier son temps. Il tombe dans la sclérose, l’ankylose identitaire. Oubliés, les philosophes, oubliés, les mystiques, on ne parle que de Coran. Or on sait que le Coran est susceptible d’être interprété à différents niveaux. Tout le chiisme est basé sur l’art de l’interprétation, tous les grands mystiques en ont parlé. Comment passer du sens apparent au sens caché ? Si vous regardez l’Histoire, vous serez étonné de voir à quel point, dès le commencement, les plus grands noms du soufisme ont lutté contre les docteurs de la Loi. Et voilà qu’à la fin du xxe siècle on voit des barbus venir nous raconter des histoires et nous dire : " Il faut lire le Coran comme ça et pas autrement. " Comme si avant eux il n’y avait rien. Comme si Avicenne, Averroès, Ibn Khaldun, Ibn Arabi n’avaient jamais existé.
N. O. - Cela commence quand ?
D. Shayegan. - Mohamed Arkoun l’a bien montré : il y a deux périodes dans les temps modernes pour l’Islam. La première, qu’il appelle " nahda ", est la période de l’éveil, des Lumières islamiques ; et la seconde période, qu’il appelle " thawra ", la révolution, qui commence au milieu du xxe siècle. L’Islam se replie de plus en plus sur lui-même et donne naissance à ce courant islamiste que je ne reconnais pas comme étant musulman.
Dans ces quatre lectures dont vous parlez, Tariq Ramadan, ce que je vois, moi, c’est une résurgence des structures fortes du sacré. Qui sont aussi les structures fortes de la violence. Car le sacré est violent. Et cette violence existe dans le Coran, que vous le vouliez ou non. Cette grande culture, qui s’est formée depuis 1 400 ans, a essayé de sublimer cette violence qui était à l’origine de la religion pour en faire une culture d’amour : c’est ce qu’on trouve chez nos mystiques - finalement très proches des mystiques chrétiens, d’une certaine façon.
Lorsque vous faites sauter le vernis, vous revenez à un islam complètement utopique, qu’on appelle " Islam de l’âge d’or " - mais dont on sait qu’il n’a duré que trente ans et qu’il fut semé d’assassinats. L’Islam n’est devenu une civilisation que plus tard, avec les Omeyyades et les Abbassides ! Les mouvements islamistes actuels, qui prétendent revenir aux sources, ne sont que des réactions, des rejets. Des pôles de ressentiment.
C’est très dangereux de jouer avec la croyance des gens et d’en faire un instrument de combat. Dans le Coran, on peut tout trouver. Il y a la violence, dans le Coran, il y a la guerre sainte. C’est pour ça qu’il y a toujours eu des écoles de lecture. On a toujours voulu interpréter le sacré ; mettre en avant le sens symbolique des versets, ne pas le lire à la lettre. Et voilà que, dans les temps modernes, on a sacralisé la charia. Mais la charia est très encombrante dans le monde islamique ! Elle empêche cette société de bouger, en prétendant s’occuper de tout, de votre vie privée, de ce que vous mangez... Ce genre d’islam, c’est de l’islam sclérosé, pétrifié.
N. O. - Le temps n’est-il pas venu pour l’Islam d’opérer à son tour cette révolution que les autres civilisations monothéistes ont fini par accomplir : la séparation du temporel et du spirituel ?
T. Ramadan. - On ne peut pas plaquer sur l’histoire d’une civilisation des éléments qui nous apparaissent comme ayant été pertinents pour une autre. C’est là que je diffère de votre lecture de l’Histoire. Parce que j’ai une double préoccupation. D’une part je suis critique à l’endroit de l’idéalisation que les musulmans font de leur histoire, et même de l’idéalisation qu’ils font de l’époque du Prophète. " Ils étaient unis, c’était merveilleux, c’est l’âge d’or " : cela, il faut le déconstruire. Il faut dire : il y avait des divisions, des luttes, c’était difficile. Mais face à des gens qui sont dans cette posture-là, et souvent dans une attitude de rejet de l’Occident, je dois, si je veux être entendu, utiliser la même terminologie qu’eux, les mêmes références.
Dans un débat comme le nôtre, je pourrais vous faire plaisir en utilisant des concepts qui sont référents à l’histoire occidentale et à ce qu’on appelle le rationalisme critique. Cela ne m’intéresse pas. Parce que cela ne fera pas évoluer la tradition musulmane. Ce qui m’intéresse, c’est de parler de l’intérieur. J’ai une histoire musulmane. J’ai envie de l’analyser et de considérer où fut le positif de cette histoire. Pour moi, ce n’est pas le moment où elle a ressemblé le plus à l’Occident d’aujourd’hui. L’époque idéale, à mes yeux, c’est l’époque où il y a eu débat entre les musulmans. Par exemple, la tradition andalouse m’intéresse non parce qu’elle illustrerait la tolérance - en plus, ce n’est pas toujours vrai, on a aussi idéalisé l’époque andalouse -, mais parce qu’il y avait un vrai débat critique, au sein même de la pensée musulmane.
N. O. - En somme, pour vous, l’islam est un système autoréférent. Vous récusez l’idée de Dariush Shayegan pour qui le néofondamentalisme conduit l’islam dans une impasse parce qu’il se prive des valeurs de progrès - rationalité scientifique, laïcité, universalisme - qui sont non pas des valeurs occidentales mais des valeurs universelles?
T. Ramadan. - Je récuse l’OPA de l’Occident sur les valeurs universelles qui sous-tend votre formulation. En somme vous me dites : mes valeurs occidentales sont universelles... Quelle arrogante réduction ! J’ai moins de problèmes avec Aristote que beaucoup de chrétiens pendant quinze siècles. En revanche, cette idée d’un islam autoréférent ne veut rien dire. Ce qui m’intéresse, c’est d’être fidèle à ma référence en sachant m’ouvrir à la diversité.
Je reconnais quatre valeurs fondamentales et indiscutables : l’Etat de droit, la citoyenneté égalitaire, le suffrage ou l’élection, et l’alternance. Comment dois-je les qualifier ? De valeurs occidentales ? Le statut de l’universel ne peut-il s’accorder avec la diversité des civilisations ? J’ai de l’universel en moi, comme vous, mais mon universel admet la relativité des autres. Et j’ai la capacité de comprendre que la raison d’un homme, c’est aussi de la révélation. Quand je parle comme ça, c’est perturbateur pour quelqu’un qui est habitué, dans sa tradition chrétienne, à un certain type de rapport entre foi et raison. Mais je revendique le droit à la perturbation.
D. Shayegan. - Vous parlez beaucoup d’une " histoire musulmane ". Mais toute l’histoire de l’islam est une histoire prophétique. Elle commence avec Adam et se termine par la révélation de Mahomet, le dernier prophète. De ce fait les musulmans, consciemment ou non, se croient métaphysiquement supérieurs aux autres religions révélées, puisqu’ils ont la dernière révélation : le zénith de la prophétie. Ne disait-on pas que Mahomet sous le soleil n’avait pas d’ombre ? Donc la vérité est toujours avec nous. L’islam détient la vérité. Ces mythologies existent dans l’imaginaire de l’islam, on peut les réveiller quand on veut, et c’est justement ce que font les mouvements islamistes. Ils entretiennent chez les musulmans l’illusion qu’en retournant à l’islam ils pourront résoudre tous leurs problèmes. Il suffirait en somme de court-circuiter l’Histoire pour atteindre une Terre promise. Mais c’est une illusion. La Loi, en tant que telle (je fais toujours la distinction entre la spiritualité islamique, que j’aime beaucoup, et l’islam de la Loi), appliquée à la lettre, n’a aucune réponse à nos problèmes économiques ou administratifs.
Vous parlez ensuite de diversité des civilisations. Mais, à mon avis, il n’y a qu’une seule civilisation dans le monde, et c’est la civilisation mondiale, moderne, universelle - je ne dirai même pas occidentale, parce qu’elle fait partie de nous, qu’elle reflète aussi une certaine sensibilité de notre temps, et qui n’est plus celle du Moyen Age. Avec le retour de Khomeini en Iran, on a commencé à voir des scènes, des images que personne n’arrivait plus à supporter : les flagellations, les martyres, les fontaines de sang... Cette explosion de l’archaïque dans le moderne, proprement insupportable pour des hommes du xxe siècle, explique l’émigration massive. Ces gens ne fuyaient pas parce qu’il n’y avait plus de libertés individuelles - ces libertés n’existaient pas avant la révolution. Ils fuyaient un monde archaïque qui offensait leur sensibilité.
Là, je me pose une question : pourquoi l’Asie, qui est de confession bouddhique et confucéenne, supporte-t-elle mieux la modernité que ne le fait l’islam ? Pourquoi l’islam a-t-il tant de problèmes avec les valeurs considérées comme universelles, et qu’il regarde comme occidentales ? Il y a d’abord la rivalité de l’islam avec la chrétienté. Il y a ses échecs historiques. Et puis il y a le fait qu’il n’a jamais voulu faire l’apprentissage de la modernité. Je vous donne un exemple précis : l’ère Meiji, au Japon, a commencé en 1868. La même année, le chah iranien a entamé des réformes. Au Japon, ces réformes ont abouti. En Iran, jamais. Les résistances ont été les plus fortes.
Je crois que le monde islamique doit vraiment entamer son autocritique et casser les tabous. On n’ose pas. Aucun imam n’ose faire une lecture critique du Coran. Alors que la modernité en Occident a commencé au xviie siècle avec la critique de la Bible et des Ecritures. Arrive un moment où il faut prendre ce recul. Se demander : d’où viennent les blocages ? Pourquoi faisons-nous toujours les mêmes erreurs ? Et cesser de dire : c’est la faute des Américains, des Russes, des Anglais...
N. O. - Au Moyen Age, le monde arabo-musulman était l’un des plus prospères, les plus avancés sur le plan scientifique et artistique... Comment expliquer ce qu’on peut considérer ensuite comme une panne de la pensée arabo-musulmane ?
T. Ramadan. - L’explication est multidimensionnelle. Quand on considère l’Histoire, on voit qu’à un moment donné, en effet, cette civilisation a été brillante. Ce qui prouve qu’il n’y a pas de handicap structurel, lié à l’essence de l’islam. C’est donc bien que les circonstances historiques ont joué. Même si cela ne doit pas nous dispenser de nous demander pourquoi le monde musulman vit cette panne et quelle est notre part de responsabilité.
Oui, à un moment donné, il y a eu chez les musulmans, dans leur rapport à leur environnement, un blocage intellectuel. Il y avait une démarche rationnelle, qui ne craignait pas la lecture des philosophes grecs. Puis, vers le XIIIe siècle, il y a eu les prémices d’une sclérose, une focalisation sur la Loi exclusive. Pourquoi ? Parce que, de dominant, le monde musulman devient - ou se sent - alors dominé. La crispation naît de ce rapport de domination. Pour résister aux références venues de l’extérieur, on s’arrime à une définition fermée de la Loi. C’est une attitude psychologique connue.
Le problème que nous avons aujourd’hui, tient à l’obsession de la limite, de la norme froide et sacralisée. Dès lors, vous n’avez plus de pensée, de débat philosophique et social. Face à une Europe qui développe un progrès scientifique et technologique dans lequel l’efficacité et le rendement priment sur l’éthique, la civilisation musulmane semble se figer dans la norme morale. Seul un travail critique de l’intérieur permettra aux musulmans de vivre le progrès sans perdre leur ethique. Sachez que beaucoup de musulmans, et particulièrement en Occident, tentent de renouer avec ce qui a fait la richesse de nos grandes périodes d’ébullition intelectuelle. L’effet médiatique du 11 septembre ne doit pas nous faire négliger la réalité si positive de ces réalisations forcément lentes et réelles.